« On a tort de prétendre que ce qui fait la noblesse du pain, c’est qu’il se suffit à lui-même en même temps qu’il accompagne tous les autres mets. Si le pain « se suffit à lui-même », c’est parce qu’il est multiple, non pas en ses sortes particulières mais en son essence même car le pain est riche, le pain est plusieurs, le pain est microcosme. En lui s’incorpore une assourdissante diversité, comme un univers en miniature, qui dévoile ses ramifications tout au long de la dégustation. L’attaque, qui se heurte d’emblée aux murailles de la croûte, s’ébahit, sitôt ce barrage surmonté, du consentement que lui donne la mie fraîche. Il y a un tel fossé entre l’écorce craquelée, parfois dure comme de la pierre, parfois juste parure qui cède très vite à l’offensive, et la tendresse de la substance interne qui se love dans les joues avec une docilité câline, que c’en est presque déconcertant. Les fissures de l’enveloppe sont autant d’infiltrations champêtres : on dirait un labour, on se prend à songer au paysan, dans l’air du soir ; au clocher du village, sept heures viennent de sonner ; il essuie son front au revers de sa veste ; fin du labeur.
A l’intersection de la croûte et de la mie, en revanche, c’est un moulin qui prend forme sous notre regard intérieur ;la poussière de blé vole autour de la meule, l’air est infesté de poudre volatile ; et de nouveau changement de tableau, parce que le palais vient d’épouser la mousse alvéolée libérée de son carcan et que le travail des mâchoires peut commencer.
C’est bien du pain mais ça se mange comme du gâteau ; mais à la différence de la pâtisserie, ou même de la viennoiserie, mâcher le pain aboutit à un résultat surprenant, à un résultat … gluant. Il faut que la boule de mie mâchée et remâchée finisse par s’agglomérer en une masse gluante et sans espace par où l’air puisse s’infiltrer ; le pain glue, oui, parfaitement, il glue. Qui n’a jamais osé malaxer longuement de ses dents, de sa langue, de son palais et de ses joues le cœur du pain n’a jamais tressailli de ressentir en lui l’ardeur jubilatoire du visqueux. Ce n’est plus ni pain, ni mie, ni gâteau que nous mastiquons alors, c’est un semblant de nous-mêmes, de ce que doit être le goût de nos tissus intimes, que nous pétrissons ainsi de nos bouches expérimentées où la salive et la levure se mêlent en une fraternité ambiguë.
Autour de la table, nous ruminions tous consciencieusement et en silence. Il est tout de même de curieuses communions… Loin des rites et des fastes des messes instituées, en deçà de l’acte religieux de rompre le pain et d’en rendre grâce au Ciel, nous nous unissions pourtant en en une communion sacrée qui nous faisait atteindre, sans que nous le sachions, une vérité supérieure, décisive entre toutes. Et si quelques-uns parmi nous, vaguement conscients de cette oraison mystique, l’attribuaient futilement au plaisir d’être ensemble, de partager une gourmandise consacrée, dans sa convivialité et la relaxation des vacances, je savais qu’ils ne se trompaient que faute de mots et de lumières pour dire et éclairer une telle élévation. Province, campagne, douceur de vivre et élasticité organique : il y a de tout cela dans le pain, dans celui d’ici comme dans celui d’ailleurs. C’est ce qui en fait, sans l’ombre d’un doute, l’instrument privilégié par où nous dérivons en nous-même à la recherche de nous-mêmes. »
Extrait de : « Une Gourmandise », de Muriel Barbery in Folio, Gallimard, 2000
De la part de Pascal Burgeon, Bruxelles, à l'attention toute spéciale du Meunier du village ! Il existe dans la même oeuvre, des descriptions aussi détaillées de la dégustation d'un peu de tout (tomate, PDT, etc etc)